I.Rappels civil et fiscal

A. Principe civil

Le quasi-usufruit est un mécanisme juridique qui a plus de 200 ans puisqu’il était déjà intégré dans le Code Napoléon de 1804. Sa raison d’être résulte du démembrement de propriété portant sur un bien dit « consomptible » dont l’usage conduit à sa disparition. L’article 587 du Code civil parle d’argent, de grains et de liqueurs. En effet, comment faire usage de ces biens sans qu’ils ne disparaissent. Dès lors, « l’usufruitier a le droit de s’en servir, mais a la charge de rendre, à la fin de l’usufruit, soit des choses de même quantité et qualité soit leur valeur estimée à la date de la restitution. »

L’usufruitier est donc libre de se servir mais est contraint à l’extinction de l’usufruit de restituer l’équivalent de ce qu’il a consommé. L’extinction de l’usufruit étant généralement concomitante au décès de l’usufruitier, ce dernier n’est plus là pour la restitution ; c’est la raison pour laquelle, la restitution est matérialisée par un passif successoral, le(s) nu(s) propriétaire(s) étant alors créancier(s). On parle de créance de restitution si on se place du côté du nu-propriétaire ou de dette de restitution si on se place du côté de l’usufruitier (ou quasi-usufruitier).

Nous n’aborderons pas ici le risque d’insolvabilité de l’usufruitier, laissant un actif successoral insuffisant pour imputer la créance de restitution.

Notons cependant qu’en tant que créancier de la succession, le(s) nu(s)-propriétaire(s) sont prioritaires face aux héritiers quand bien même ceux-ci seraient réservataires. En effet, l’héritier réservataire dispose d’un droit sur l’actif net de succession et non sur l’actif brut….

B. Principe fiscal

La créance de restitution constitue un passif successoral sur le plan civil, elle est donc censée réduire par la même occasion l’assiette taxable au titre des DMTG. En effet, les droits de succession sont assis sur l’actif net de succession revenant à chacun des héritiers ou légataires.

1. Les limites de déductibilité imposées par la loi

Cette déductibilité est toutefois mise à mal par les dispositions du 2 de l’article 773 du CGI :

« Toutefois ne sont pas déductibles : […]

2° Les dettes consenties par le défunt au profit de ses héritiers ou de personnes interposées. Sont réputées personnes interposées les personnes désignées dans l’article 911, dernier alinéa, du code civil. 

Néanmoins, lorsque la dette a été consentie par un acte authentique ou par un acte sous-seing privé ayant date certaine avant l’ouverture de la succession autrement que par le décès d’une des parties contractantes, les héritiers, donataires et légataires, et les personnes réputées interposées ont le droit de prouver la sincérité de cette dette et son existence au jour de l’ouverture de la succession;»

Dès lors que la dette de restitution est une dette consentie « par le défunt au profit de ses héritiers ou de personnes interposées », sa déductibilité fiscale sera remise à cause par l’administration sauf à ce qu’elle ait « été consentie par un acte authentique ou par un acte sous-seing privé ayant date certaine avant l’ouverture de la succession ».

2. La limitation du champ d’application de l’article 773 2° au quasi-usufruit conventionnel

La remise en cause de la déductibilité de la dette de restitution a fait l’objet de commentaire au BOFiP est plus particulièrement au paragraphe 60 du BOI-ENR-DMTG-10-40-20-20.

L’administration fiscale nous précisait que « la prohibition du 2° de l’article 773 du CGI n’est applicable qu’aux seules dettes d’origine contractuelle et ne peut viser celles résultant d’un quasi-usufruit qui trouve sa cause dans la loi (C. civ., art. 587) (Cass. com., arrêt du 4 décembre 1984). »

Il y avait donc lieu de distinguer la dette de restitution résultant :

  • D’un quasi-usufruit légal, toujours déductible quand bien même la dette n’ait pas été consentie par un acte authentique ou par un acte sous-seing privé ayant date certaine…
  • D’un quasi-usufruit conventionnel, déductible uniquement si la dette a été consentie par un acte authentique ou par un acte sous-seing privé ayant date certaine.

Les contentieux fiscaux portaient alors sur la qualification du quasi-usufruit. On se souviendra à ce titre des deux arrêts de la chambre commerciale de la Cour de cassation (Cass. com. 27 mai 2015 n°14-16.246 et Cass. Com. 24 mai 2016 n°15-17.788), le quasi-usufruit résultant de la distribution des réserves comptables en présence d’un capital social démembré avait été considéré comme légal.

II. Le début des hostilités avec une affaire présentée au comité de l’abus de droit fiscal

Le quasi-usufruit a fait l’objet d’un contentieux avec l’administration fiscale sous l’angle de l’abus de droit. Il s’agit des affaires n°2022-15 et n°2022-16 étudiées lors de la séance du 11 mai 2023.

Voir notre précédente publication sur ce sujet : Donation d’une somme d’argent avec réserve d’usufruit : Où se situe la frontière avec l’abus de droit ?

A. Les faits

Par un acte notarié de donation-partage Madame [X] a donné, à chacun de ses deux fils [X1] et [X2], la nue-propriété d’une somme de 1 600 000 € (soit 3 200 000 € au total), dont elle s’est réservé l’usufruit.

Compte tenu de l’âge de Madame [X], la valeur de la nue-propriété de cette somme a été estimée à 80 % de son montant en application de l’article 669 du CGI et soumise aux droits de mutation à titre gratuit à hauteur de 635 614 €.

Au décès de Madame [X], 5 ans après la donation, la déclaration de succession souscrite mentionne un actif net successoral de 1 343 596 € déterminé après prise en compte, au passif, d’une dette de restitution de la défunte envers ses héritiers de 3 200 000 €, à raison du quasi-usufruit institué par la donation.

Dans le cadre du contrôle sur pièces de cette déclaration de succession, l’administration a considéré que la donation était fictive, faute de dessaisissement de la donatrice et, par suite, d’intention libérale et qu’elle était destinée à réduire la base taxable au moment de la succession en raison de l’obligation de restitution pesant sur l’usufruitier d’une somme d’argent. En conséquence, l’administration a mis en œuvre la procédure de l’abus de droit fiscal prévue et a exclu la somme de 3 200 000 € du passif successoral.

Le rappel de droits de mutation à titre gratuit a été assorti de l’intérêt de retard prévu à l’article 1727 du CGI et de la majoration de 80 % pour abus de droit prévue au b de l’article 1729 de ce code.

B. L’avis du comité de l’abus de droit

Le comité relève, en premier lieu, que l’article 587 du Code civil fait de l’existence de la dette de restitution la conséquence de la constitution du quasi-usufruit, alors même que cette dette n’est pas assortie d’une sureté, dont l’article 601 du Code civil dispense le donateur sous réserve d’usufruit. Il estime, de ce fait, que l’absence, d’une part, de mention, dans l’acte de donation, de références bancaires précises permettant d’identifier le capital transmis et, d’autre part, de clause prévoyant l’information des nus-propriétaires sur l’utilisation et le remploi des fonds, n’impliquent pas, par elles-mêmes, que la donation serait fictive.

Le comité note, qu’eu égard aux termes mêmes de l’acte de donation-partage, celle-ci portait sur la nue-propriété d’une somme d’argent laquelle devait être présente à la date à laquelle cette donation était consentie. Elle ne pouvait donc légalement porter, même pour partie, sur la somme pouvant résulter de la cession ultérieure de valeurs mobilières par ailleurs détenues par la donatrice. Il constate que la somme d’argent détenue par Madame [X] à la date de la donation qui atteignait 2 952 150 € était inférieure à celle de 3 200 000 € dont la nue-propriété constituait l’objet de la donation.

Le comité en déduit que l’acte de donation doit être considéré comme fictif à hauteur de la somme d’argent de 247 850 €, correspondant à la différence entre ces deux sommes, et que cet acte ne pouvait conduire, dans cette proportion, à la constatation d’une dette déductible de l’actif successoral.

Le comité estime, enfin, qu’en application de l’article 587 du Code civil, la dette de restitution a vocation, lorsque l’usufruit s’éteint par le décès de l’usufruitier, à être acquittée par l’ensemble de l’actif successoral. Il relève, à cet égard, la présence d’avoirs suffisants pour assurer le remboursement de la somme de 3 200 000 € et qu’elles n’ont pas porté atteinte à l’obligation qui pesait sur l’intéressée de conserver la substance de la somme d’argent qu’elle avait donnée.

Le comité estime en conséquence que l’administration était seulement fondée à mettre en œuvre la procédure de l’abus de droit prévue à l’article L. 64 du Livre des procédures fiscales pour réduire de 247 850 € le montant de la dette déductible de l’actif successoral au titre du quasi-usufruit instauré par la donation.

Enfin, le comité estime que l’administration est fondée à appliquer aux droits légalement dus la majoration de 80 % prévue par ces dispositions de l’abus de droit, au sens du b de l’article 1729 du CGI.

C. Concrètement

Cette affaire a mis en lumière une pratique (à nos yeux critiquable) consistant à profiter de l’enregistrement d’un passif successoral sans se démunir de l’argent, objet de la donation en nue-propriété. L’application de l’article 587 du Code civil permettant cependant la déduction de la dette de restitution au décès de l’usufruitier celle-ci était possible dans la limite des sommes d’argent réellement présentes au jour de la donation dans le patrimoine de Madame [X].

III. Le recadrage législatif

Fort de cet avis du comité de l’abus de droit qui valide la donation d’une somme d’argent avec réserve de quasi-usufruit (dans la limite des fonds détenus par le donateur), le législateur s’est emparé de ce montage pour en limiter l’efficacité sur le plan légal.

L’article 28 de la loi de finances pour 2024 est venu introduire dans le CGI, l’article 774 bis qui conteste la déductibilité de la dette de restitution lorsque celle-ci porte sur une somme d’argent dont le défunt s’était réservé l’usufruit.

A. L’amendement n°I-1868 rect. Bis

Dans le cadre du débat au Sénat, relatif au projet de loi de finances pour 2024, un amendement présenté par Madame Nathalie GOULET, Monsieur CANÉVET et Madame VERMEILLET (amendement n°I-1868 rect. Bis), vise à limiter la déductibilité de la dette de restitution.

Son objet est alors sans aucune ambiguïté, en voici le verbatim :

« Le présent amendement vise à renforcer la cohérence de la fiscalité applicable aux usufruits de sommes d’argent, afin de dissuader le recours à des opérations qui sont principalement motivées par un objectif d’optimisation fiscale.

La donation de la nue-propriété d’une somme d’argent est expressément prévue par l’article 587 du code civil. Ce quasi-usufruit donne droit à une créance de restitution pour le donataire égale au montant de la somme donnée.

Les droits dus à raison de la mutation à titre gratuit de la nue-propriété de la somme d’argent sont déterminés par une quotité de la valeur de la pleine propriété, selon le barème prévu à l’article 669 du code général des impôts (CGI) en fonction de l’âge de l’usufruitier au moment de la donation.

L’article 768 du CGI prévoit que, pour la liquidation des droits de mutation par décès, les dettes à la charge du défunt sont déduites lorsque leur existence au jour de l’ouverture de la succession est dûment justifiée par tous modes de preuve compatibles avec la procédure écrite. Par conséquent, la dette de restitution est déduite de l’actif successoral de l’usufruitier en cas de quasi-usufruit.

Toutefois, s’agissant d’un quasi-usufruit, la dette de restitution trouve son origine dans une donation consentie sous réserve d’usufruit qui a donné lieu à une imposition réduite aux droits de mutation à titre gratuit.

Alors que la somme d’argent démembrée n’a été soumise lors de la mutation entre vifs aux droits de donation qu’à raison de la valeur de la nue-propriété, la déduction de l’actif successoral de cette dette pour son montant total en pleine propriété constitue une incohérence qu’il convient de corriger.

En outre, la donation d’une somme d’argent avec réserve d’usufruit s’apparente à une absence de transfert de propriété. Alors que le nu-propriétaire dispose d’un droit réel sur le bien donné dans le cadre d’une donation avec réserve d’usufruit ordinaire, le nu-propriétaire d’une somme d’argent ne détient qu’une créance de restitution à l’égard du quasi-usufruitier, sur son patrimoine. Ce dernier peut donc aliéner la somme d’argent et la consommer comme un propriétaire, alors que le nu-propriétaire ne dispose pas de cette somme en tant que telle.

L’amendement vise à limiter le recours à ce type d’opération en remettant en cause la déductibilité de la dette de restitution de l’actif successoral du quasi-usufruitier et en prévoyant une liquidation des droits de mutation par décès sur la valeur de cette dette par le nu-propriétaire.

La mesure ne s’appliquera pas à l’usufruit résultant d’une transmission par décès par application de l’article 757 du code civil. Elle ne s’appliquera pas davantage aux dettes de restitution contractées sur le prix de cession d’un bien dont le défunt s’était réservé l’usufruit, sous réserve qu’il soit justifié que ces dettes n’ont pas été contractées dans un objectif principalement fiscal.

Les droits déjà acquittés par le nu-propriétaire lors de la donation avec réserve d’usufruit seront imputés sur les droits de mutation par décès auxquels il est assujetti. Dans le cas où les droits déjà acquittés seraient supérieurs aux droits dus à raison du décès de l’usufruitier, le surplus ne fera l’objet d’aucune restitution.

B. L’article 774 bis du CGI

La loi de finances pour 2024 est alors adoptée introduisant l’article 774 bis du CGI qui dispose depuis :

« I.-Ne sont pas déductibles de l’actif successoral les dettes de restitution exigibles qui portent sur une somme d’argent dont le défunt s’était réservé l’usufruit.

Le présent I ne s’applique ni aux dettes de restitution contractées sur le prix de cession d’un bien dont le défunt s’était réservé l’usufruit, sous réserve qu’il soit justifié que ces dettes n’ont pas été contractées dans un objectif principalement fiscal, ni aux usufruits qui résultent de l’application des articles 757 ou 1094-1 du code civil.

II.-Par dérogation à l’article 1133 du présent code, la valeur correspondant à la dette de restitution non-déductible de l’actif successoral mentionnée au I du présent article donne lieu à la perception de droits de mutation par décès dus par le nu-propriétaire et calculés d’après le degré de parenté existant entre ce dernier et l’usufruitier, au moment de la succession ou de la constitution de l’usufruit, si les droits dus sont inférieurs.

Pour la liquidation des droits dus lors de la succession, en application du présent II, l’article 784 ne s’applique ni sur la valeur des sommes d’argent dont le défunt s’était réservé l’usufruit ni sur celle des biens dont le défunt s’était réservé l’usufruit du prix de cession.

Les droits acquittés lors de la constitution de l’usufruit sont imputés sur les droits dus par le nu-propriétaire, sans pouvoir donner lieu à restitution. »

C. Des zones d’ombre dans l’interprétation du texte

Le champ d’application de l’article 774 bis est donc limité puisqu’il faut que la dette de restitution porte sur :

  • Une somme d’argent ;
  • Dont le défunt s’était réservé l’usufruit (de son vivant).

Des questions légitimes se posent :

  1. Quid du quasi-usufruit portant sur un actif autre qu’une somme d’argent (un compte-titres, un contrat de capitalisation…) ?
  2. Quid du quasi-usufruit issu d’un démembrement lui-même résultant d’une succession (dévolution successorale avec un conjoint survivant usufruitier, présence d’un légataire en usufruit…) ?
  3. Quid du quasi-usufruit résultant de la vente d’un bien démembré sans répartition mais avec maintien du démembrement sous forme d’un quasi-usufruit ?
  4. Quid du quasi-usufruit résultant du dénouement d’un contrat d’assurance vie en raison du décès de l’assuré et dont la clause bénéficiaire attribue l’usufruit à un bénéficiaire et la nue-propriété à un autre bénéficiaire ?
  5. Quid du quasi-usufruit résultant de la distribution de réserves comptables et pour lequel la Cour de cassation a conclu à un quasi-usufruit légal (voir supra) ?

L’article 774 bis maintient la déductibilité de la dette de restitution résultant d’une succession en présence d’un conjoint survivant attributaire de l’usufruit par la loi (C. civ. art. 757) ou par une donation entre époux (C. civ. art. 1094-1).

S’agissant du quasi-usufruit portant sur le prix de cession d’un bien dont le défunt s’était réservé l’usufruit, la dette de restitution est déductible sous réserve qu’il soit justifié qu’elle n’a pas été contractée dans un objectif principalement fiscal.

La question n°2 est partiellement traitée puisqu’elle ne traite que du conjoint survivant. Le légataire en usufruit autre que le conjoint n’est pas évoqué (le partenaire de PACS par exemple).

La question n°3 est traitée, mais qu’entend-on par « objectif principalement fiscal » ?

Face aux nombreuses incertitudes soulevées par ces nouvelles dispositions, les commentaires de l’administration fiscale étaient plus qu’attendus. Ceux-ci ont été publiés le 26 septembre 2024.

En voici une analyse complète…

D. Une mesure « rétroactive »

Rappelons que ce nouveau dispositif anti-abus s’applique aux successions ouvertes depuis le 29 décembre 2023. Cependant la réforme a une portée rétroactive puisqu’elle vise les dettes de restitution exigibles à cette date, peu importe la date de constitution de l’usufruit que le défunt s’était réservé. Sont donc concernés les démembrements intervenus avant ou après le 29 décembre 2023. Il conviendra ainsi d’analyser si la pertinence des stratégies antérieures mises en place est toujours présente, et le cas échéant prévoir des adaptations.

IV. Les commentaires de Bercy relatifs aux dispositions de l’article 774 bis du CGI

Pour aller plus loin 

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Regard croisé de nos experts : Stéphane PILLEYRE, Jacques DUHEM et notre invité mystère

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